Dialogue avec Prithwindra MUKHERJEE – L’âshram à Pondichéry et l’influence européenne
Bertrand de Foucauld : “Pourquoi vous avoir mis dans une école (âshram) située à plus de 1800 km du domicile parental?”
Prithwindra Mukherjee : “Les territoires que Sri Aurobindo avait connu dans sa vie peuvent être résumés ainsi : (a) 1872-1879 : naissance à Calcutta, pension à Darjeeling ; (b) 1879-1893 formation parfaite à l’anglaise, s’il vous plaît, chez un latiniste, à l’abri de tout contact avec l’Inde ; brillant diplômé hélléniste, candidat à un poste d’administrateur en Inde (le convoité Indian Civil Service) ; 1893-1905 : employé par l’Etat princier de Barodâ, il est notamment professeur ; il utilise ses loisir d’un côté à replonger dans la tradition indienne jusqu’à la découverte d’une clé aux mystères védiques ; de l’autre côté à libérer d’urgence son peuple d’un esclavage qui le suffoquait ; il entre en contact avec quelques membres d’une société secrète (dont le grand Tilak) qui sauront apporter de l’eau dans son moulin ; en 1902, il reçoit la visite de Nivéditâ, disciple révolutionnaire irlandaise de Vivékânanda, qui le convie : «Le Maître nous a quittés … Le Bengale vous attend. » ; en 1903 Sri Aurobindo et Jatindra Mukherjee se voient à Calcutta ; Jatindra accepte la proposition de former une société clandestine capable de gérer une révolution armée du genre du « rébellion des cipaye » de 1857 ; ainsi mandaté, avec une douzaine d’années de .persévérence, Jatindra crée le puissant réseau fédéré de cellules non-centralisées nommé Jugântar (« Fin d’une époque »), ayant pour émissaires à l’œuvre un peu partout en Inde et dans le monde ; profitant de la visite à Calcutta du Prince héritier de l’Allemagne, fils de Guillaume II, en 1912 Jatindra obtiendra une promesse de collaboration indo-germanique connue dans l’histoire comme Zimmermann Plan ; 1905-10, Aurobindo domina l’arène politique pan-indienne ; 1910-50, tel un météor, avant de disparaître pour mener à bien une quête spirituelle intensive à Pondichéry, Aurobindo laissera la consigne de suivre Jatindra Mukherjee.
Fidèle à son mandat, Jatindra secoua l’Empire britannique, en 1915, avec son formidable plan de collaboration indo-germanique. Sachant qu’un pays esclave depuis des siècles ne saurait d’un seul coup atteindre son indépendance, un pays pourri par de peurs multiples : peur de vivre, peur de mourir. Il faudrait avant tout apprendre à mourir, mourir pour une cause, mourir pour la patrie. « Nous mourrons…pour que la Nation naisse ! » avait-il dit, dans le contexte d’un soulèvement, le 9 septembre 1915, tandis qu’il attendait sur la côte de Balasore en Orissâ, avec quatre compagnons désespérés la livraison considérable d’armes chargées dans trois bateaux depuis la côte californienne et expédiées par von Papen, Attaché militaire de l’Allemagne posté aux Etats-Unis, sous la direction de l’Ambassadeur von Bernstorff.
Bien que, encore en 1948, Pondichéry fût territoire français, bien que la distance entre Calcutta et Pondichéry fût impressionnante, bien que pour être admis à l’ashram on ait une autorisation de la Mère, cette multiple proximité intérieure historique et affective était nécessaire et suffisante.”
Bertrand de Foucauld : “Qu’est-ce qui vous a poussé vers la France?”
Prithwindra Mukherjee : “Prabodh Chatterjee, cousin de ma mère, était deux fois médaillé d’or de l’Université de Calcutta pour ses recherches et son enseignement dans le domaine de science physique. Pendant la Guerre, il se mit à apprendre deux langues qu’il jugeait fondamentales pour l’exercice de son métier : le français et l’arabe. Par affection, il me donnait quelques leçons de ces deux langues. N’ayant pas de French without Toil, il était fort loin de la vraie prononciation des mots français (qu’il prononçait loune-Di, mèr-Di …Di-mèn-tchi). J’avais repéré chez lui une admiration pour l’enseignement scientifique en France. Râmmohun Roy, Père de la Renaissance indienne, avait une telle estime pour la France qu’un jour, en pleine mer, en apercevant de sa cabine un bateau passer avec le drapeau français, désireux de gagner précipitamment le pont pour saluer le pays de son ami l’Abbé Grégoire, il trébucha et sa cheville restera infirme toute sa vie.
C’est à l’ashram, élevés directement par la Mère, que nous avions appris à aimer la France. Française de naissance et fière de l’être, la Mère avait choisi en 1920 de vivre en Inde auprès de Sri Aurobindo, pour y rester, fidèle au poste désigné par son Maître, jusqu’à son dernier souffle rendu en 1973. Dès mon année scolaire à l’école de l’ashram, je lui avais dit que j’aimerais apprendre du bon français. Tout de suite elle proposa de me donner les premières leçons, tous les jours. L’amour qui l’animait en traduisant les chefs-d’œuvre du Maître en français m’ouvrit vers une vocation dont je suis content : poussé par Etiemble, j’allais devenir en début des années 1970 membre fondateur de l’Association française des traducteurs littéraires. Frappé par le charme singulier de la littérature française, je me demandais s’il n’y avait pas moyen de partager ce plaisir de lire les œuvres françaises avec mes compatriotes par le truchement de la traduction. Je traduisais des célébrités en France – Camus, St-John Perse, René Char – complètement inconnues en Inde.
En plus de traductions, les cours de langues – bengali, français et anglais- que j’ai dispensés à Pondichéry entre 1955 et 1966, je publiais beaucoup d’articles consacrés à la littérature française, je faisais des conférences à l’Alliance française. Toutes ces activités me valurent le surnom de Mr France dans le cercle d’amis. Par conséquent la France ne m’a pas semblé être un pays aussi mystérieux qu’au regard d’autres boursiers. J’avais l’impression de devoir comparer mon scénario de la France et des Français de l’époque avec la réalité qui révélait au fur et à mesure ses mystères insoupçonnés. De même qu’en Inde l’étranger est accueilli comme un cousin dès qu’il baragouine deux mots en sanskrit ou en une des vingt-deux langues régionales officielles, en France l’étranger est un roi dès qu’il parvient à murmurer « je t’aime ». D’aucuns plus bienveillants, parmi les amis, tout en appréciant la qualité de français (que j’ai appris avec la Mère) n’ont pas hésité à signaler que, bien que correcte, je pratiquais un langage un peu de bouquineurs. Furieux, je m’étais emparé de deux dictionnaires d’argots avec un tel zèle qu’en un rien de temps ces mêmes amis m’ont crié : stop ! ”
(Photo de couverture: Prithwindra Mukherjee en 1954).