Dialogue avec Prithwindra MUKHERJEE – Le choc culturel (fin 1966)
Bertrand de Foucauld : “Pouvez-vous nous partager des moments heureux, une fois arrivé en France?”
Prithwindra Mukherjee : “Fin 1966, l’ambiance générale en France était imprégnée d’une joie de pouvoir oublier les années noires de l’Occupation. Le Chef de l’Etat s’était montré capable de mener à bien sa définition d’une Nation glorieuse. Après des années de privation, finis les festins avec des pissenlits et des topinambours. Chaque foyer avait au moins sa Deux-chevaux, familièrement surnommée Dodoche. Chez Ginette de Montmartre faisait place aux nouveaux bistrots de Montparnasse et Saint-Germain-des-Prés. Chacun fumait sa gauloise sans ou avec filtre. Les cigarettes américaines aussi embaumaient l’air. Peu à peu, les apéritifs traditionnels – le pastis, la suze, le dubonnet, la gentiane et tant d’autres, strictement bio – disparaissaient au profit du bourbon ou, plus sophistiqué, du scotch single malt. On dansait le twist, le tango ou l’on improvisait sa chorégraphie alors que le mange-disques envoyait la Chanson de Lara. On allait aux spectacles rire un peu avec Maurice Chevalier. Désespérément on cherchait les accents aigre-doux d’une Edith Piaff dans le jet de jeunesse spontanée en notes aiguës de Paris brûle-t-il ? jaillissant de la gorge de la jeune Mireille Mathieu. Marcel Marceau promenait son Bipp à travers des parois de glace invisibles. À l’Odéon, Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault montaient Rhinocéros d’Eugène Ionesco. Je rigolais bien avec l’ami Edme, inscrit à la Faculté de Médecine; ayant reçu de ses parents comme cadeau d’anniversaire une Dodoche, il proposa, en toute simplicité, de m’accompagner dans mes sorties du soir. Pour compléter ma culture française contemporaine, il me prêtait des albums d’Astérix. D’origine allemande, sa mère – sélective dans sa lecture – recommandait volontiers ces classiques. En traversant la cour de la Sorbonne, avec un Comment va, cher Ami, on recevait des poignées de mains chaleureuses d’un Lévi-Strauss. On recevait des brassées de ses publications sur l’existentialisme chrétien en rendant visite à un Gabriel Marcel chez lui, à la rue de Tournon.
Un immeuble flambant neuf dans le XIVe arrondissement, à mi-chemin entre les stations de métro Saint-Jacques et Glacière, hébergeait notre résidence universitaire pour des hommes. Monsieur Gautier, le gardien, m’emmena à la chambre n°212 qui m’était réservée. C’est la plus belle et la plus spacieuse de toutes. Elle est juste au-dessus du bureau de Monsieur Guérin, notre directeur, chuchota-t-il. On était 50% de boursiers étrangers du Gouvernement français y compris une dizaine venant de la Chine rouge (ils allaient être rappelés au bout de quelques semaines) et le reste de brillants étudiants français de toutes provenances sociales et géographiques, inscrits dans des facultés de la capitale. Presque en face de notre résidence se trouvait Le Méridien de Paris, un autre immeuble neuf, plus grand, plus élégant. Nous eûmes l’impression de voir sortir de l’immeuble un moustachu et un grand dadais aux dents de fèves. Jean-Pierre, mon voisin de palier, les identifia : C’est Brassens !… C’est Jacques Brel !… D’un regard méfiant et farouche, Brassens nous regarda, puis esquissa un sourire amical avant de poursuivre leur chemin. Au bout de quelques jours, Brassens fit des pas vers nous et demanda d’où on venait. L’Inde ? Quelle merveille ! Venez un jour prendre une tasse de thé chez moi : j’habite là-haut.”
Bertrand de Foucauld : “Racontez-nous également un moment difficile dans votre confrontation à la culture française”.
Prithwindra Mukherjee : “De régime végétarien en général, je faisais des exceptions à l’Ashram d’accepter des repas chez des amis habitués aux plats carnés. Logés, nourris, blanchis par la communauté, nous nous contentions de nous occuper du travail que la Mère nous confiait en tant que service du Divin, faisant partie du Yoga des œuvres (karma yoga). Notre quotidien se limitait à un parcours qui nous épargnait d’aller au marché, d’avoir contact avec de l’argent. Mon apprentissage dans la gestion de la bourse mensuelle du Gouvernement français – 480 francs – était fort pénible. Le loyer : 120 francs. Ticket restau U, 1fr60, le journal Le Monde 0fr30, cinéma (dans des salles qui pratiquaient le tarif étudiant) 1fr50, coiffeur 5.00 frs : fier de l’admiration des ami(e)s français(e)s pour la blancheur de mes dents et la « belle couleur geais » de ma crinière, j’avais fait économie de 15frs, ayant laissé tomber le salon de coiffure. Par un automatisme, en quittant son coiffeur, mon père prenait rendez-vous avec lui jour pour jour, trente jours plus tard. Par un heureux hasard, le jour du Mercredi des Cendres, j’eus une audience privée de cinq minutes avec Paul VI. Fort content de la belle photo avec le Pape, mon papa glissa un mot : N’oublie pas d’aller chez le coiffeur. Après nous avoir encouragés de fêter son quatre-vingtième anniversaire lorsque, en 1989, il rendra son dernier souffle, tout le monde s’étonnera de constater l’absence d’une seule mèche grisonnante ou blanche dans sa belle chevelure luisante noire. De bonne langues l’attribueront à « une forme de maladie, aussi. »
Bien que varié et copieux, le menu aux restaurants universitaires ne laissait pas grand choix pour rester végétarien. Mange ou crève, il fallait s’habituer au bifteck, rosbif, hachis Parmentier… A l’époque la devanture des boucheries exposait un carcasse entier de bœuf (dont je trouverai une photo plus tard dans un album de Cartier-Bresson). A la vue d’un tel spectacle, un profond sentiment de dégoût s’empara de moi et, pendant des semaines à venir, j’étais incapable d’avaler une seule bouchée. L’omniscient ami Jean-Pierre, venu de Jarnac (sa mère avait été à l’école avec une certaine personnalité politique nommée François Mitterand), par pitié me suggéra d’aller consulter un bon homéopathe, le Docteur Jacques Deniau, qui avait son cabinet à proximité, au boulevard Saint Jacques.
Inquiet, Deniau me signala une basse tension : Il faut bien manger, cher Monsieur. Si vous voulez rester végétarien, rentrez d’où vous venez ! Tant que vous êtes à Rome, faites comme les Romains. Dans les rayons de livres derrière Deniau figuraient des ouvrages de Sri Aurobindo, publiés par notre âshram. En indiquant ces livres, je répondis : « Je viens de là-bas. » Épaté, Deniau me proposa un traitement compliqué mais efficace. Six ans plus tard, alors que nous étions invités à déjeuner chez des amis de Jean-Louis Barrault, notre chauffeur – Samuel Beckett, pas encore Nobélisé – s’arrêtera devant le n°38 du boulevard Saint-Jacques : J’en ai pour deux minutes ; je dois déposer quelque chose chez moi. A ma réponse pourquoi son immeuble m’étais connu, SB s’extasiera : Ah, vous vous faites soigner par Jacques. Moi aussi. Et, ensemble, nous lisons Aurobindo.”
(Photo de couverture : Prithwindra en 1975)